« Reggae Revival » ? Discutable… [TRIBUNE]
Reggae Revival. Ce terme employé depuis quelques années est-il vraiment approprié ? Le reggae était-il mort ou en sommeil ? La jeune génération d’artistes jamaïcains a t-elle eu un éveil? Lequel? On s’est posé pas mal de questions à la Rédak. Eléments de réponses avec cette tribune signée Laurent Lecurieux-Lafayette.
Inscrit au patrimoine universel de l’Unesco en 2018, le reggae, emblème identitaire de la Jamaïque, suscite un nouvel engouement populaire et médiatique. S’il est incontestable que le tsunami dancehall a tout emporté sur son passage depuis bientôt 40 ans, il n’a pas réussi à enterrer définitivement l’attachement du public pour les racines? C’est-à-dire le style musical des années 1970, entre 1973 et 1981. Ces dernières correspondent aux années glorieuses du style « Roots and Culture« . D’une manière générale, on entend par Roots and Culture, le pan de la musique populaire jamaïcaine faisant référence au commentaire social et à la vie des gens du ghetto. Mais aussi le lien à l’Afrique et aux valeurs issues de la spiritualité rasta; tout autant que l’histoire collective de la diaspora africaine, ou encore la rébellion, entre autres.
Bien plus que de simples nominations aux Grammy Awards, la nomination du jeune Chronixx en 2017 (Chronology, Virgin Emi) et la victoire Koffee en 2019 (Rapture, Promised Land recordings Ltd) doivent-elle être assimilées à un renouveau du style roots ? A la lecture des éléments évoqués, on saisit mieux les raisons de cet écho si particulier que suscite la nouvelle vague d’artistes jamaïcains bien au-delà des frontières de l’île. Est-ce sans doute cette singularité qui amène l’écrivain et activiste jamaïcain Dutty Bookman à appréhender ce mouvement dès 2011 sous le vocable de « Reggae revival » ?
Bob Marley passe le témoin du flambeau Roots and Culture
En réalité, lorsque Bob Marley tire sa révérence le 08 Mai 1981, pas un quidam ne se risquerait à miser un cent sur la survie du genre roots. Comme si la messe était dite et le maestro emportait avec lui dans la tombe cette arche d’alliance entre le public et le genre musical. C’était mal comprendre la puissance, la versatilité et surtout la flexibilité du reggae qui n’a véritablement jamais cessé de se renouveler en Jamaïque comme partout dans le monde.
Cela me paraît réducteur d’associer les années 1980 à un bouleversement digital et l’hégémonie dancehall. De prime abord, les goûts du public ont migré progressivement vers le slackness : hypersexualisation des textes et apologie de la violence et des armes. Il n’en demeure pas moins que le flambeau roots and culture va persister. Allant de pair avec l’ensemble des artistes issus des années 1970 poursuivant leur carrière, il est porté par une génération de tout jeunes artistes tels que Tenor Saw, Nitty Gritty, King Kong, Super Cat, Barrington Levy, Frankie Paul, Cocoa Tea pour les jamaïcains ; Steel Pulse, Aswad, Maxi Priest pour citer quelques artistes de la scène anglaise.
1990 : Face au successful Dancehall, le Roots and Culture subsiste
La caricature parue dans le journal local Jamaica Gleaner au début des années 1990, représentant Bob Marley passant le témoin à Garnet Silk, un tout jeune artiste de la scène roots, permet de mesurer la forte identification à la fondation qui caractérise l’industrie musicale jamaïcaine. Elle se poursuit durant tous les années 1990 avec de nombreuses références artistiques pour ne citer que Sizzla, Capleton, Luciano, Beres Hammond, Buju Banton. Ou même, dans une moindre mesure, des noms majeurs comme Bounty Killer et Beenie Man qui, eux, naviguent entre plusieurs styles. Ma démonstration atteste que le style Roots and Culture n’a jamais véritablement disparu, en dépit de la concurrence impitoyable du dancehall. Alors qu’en est-il alors de ce chapitre dit « Reggae Revival » ?
Le Reggae Revival, quelques explications…
Musicalement, le concept de reggae revival correspond à une fusion entre le reggae dit « classique » et les musiques en provenance des États-Unis, essentiellement le Hip-Hop et le R&B. Cette pratique de fusion des genres n’est pas nouvelle : la musique populaire jamaïcaine a toujours été influencée par les musiques US. Elle met en valeur les liens culturels entre les diasporas africaines. Depuis le Rock-Steady (1966-1968) jusqu’aux riddims contemporains, la fascination des artistes et du public jamaïcain pour la musique américaine n’a jamais cessé.
Par ailleurs, l’industrie musicale jamaïcaine est le support de stratégies commerciales, qui participent de la volonté de pénétrer l’énorme marché US. Dans la même logique, dans un contexte de globalisation artistique, la plupart des jeunes artistes émergents, Chronixx, Protoje, Koffee, Kabaka Pyramid (ndlr: qui est un ancien rappeur), Jah9, Mortimer, Samory I, Lila Ike ou Jesse Royal ont tous été biberonnés à la musique US. Ainsi, on ne prend aucun risque en faisant l’hypothèse que leur style mainstream est l’héritage à la fois du contexte culturel (une culture mondialisée) et technologique (de nouveaux logiciels d’enregistrement et le développement spectaculaire d’internet). Bien sûr, les stratégies marketing, elles, sont adaptées, qu’ils l’admettent ou pas.
« Reggae Revival », un terme qui fait débat
Selon l’écrivain et activiste Dutty Bookman, jeune jamaïcain ayant fait des études en Floride, le « reggae revival » investit les domaines intellectuels, esthétiques et même culinaires. Ce mouvement créatif se définit par une stratégie commune dépassant les limites musicales stricto sensu. Il implique aussi des écrivains, des vidéastes, des peintres, entre autres. Vu de l’extérieur, envisager les contours de ce mouvement nous paraît périlleux. Tout autant que d’y voir une quelconque singularité, qui occulterait les différentes générations qui la précèdent.
D’ailleurs, l’enthousiasme de l’auteur du concept ne s’est pas traduit par un soutien médiatique. C’est tout le contraire qui s’est produit. Les médias grand public y ont d’abord vu une sorte de mafia musicale. Et les artistes inclus dans le mouvement, pour la plupart à leur insu, étaient mal à l’aise. Lorsqu’ils n’ont pas subi les attaques de leurs pairs et de leurs aînés (ndlr: Fantan Mojah, par exemple). Ces attaques méritent une analyse sérieuse car, à mon avis, elles sont symptomatiques d’une société clivée en plein bouleversement.
Une nouvelle manière d’inscrire son identité dans un monde globalisé
L’auteur lui-même n’est pas exempt de tout reproche. Dans une interview accordée à Afrofusion TV en 2014, Dutty Bookman déclare : « Reggae Revival is Rastafari ». De ce point de vue, ne prend-il pas le risque de heurter considérablement les communautés Rastas en assimilant un mouvement social, politique et spirituel complexe, aux rouages d’une industrie musicale ?
Au-delà du-dit concept, cette dernière décennie a vu la recrudescence d’un lexique hétéroclite qui tente d’embrasser le renouveau du style roots. A titre d’exemple, on peut citer : New roots, Neo-Roots, Neo roots reggae, Reggae revival, Roots revival, Neo retro, concious style, One drop, etc.
A mon sens, il est compliqué de savoir si cette cacophonie trahit la difficulté des observateurs à saisir la complexité des musiques populaires jamaïcaines ou si, plus prosaïquement, elle rend compte de l’enjeu marketing derrière la terminologie. On ne peut qu’admettre la difficulté du genre à définir ses propres frontières d’une part, et son incapacité à s’émanciper définitivement de la fondation seventies.
Pour conclure…
Au terme de cette tribune, il va sans dire que les nouveaux artistes jamaïcains, contre toutes les étiquettes, assument les dimensions de leur culture, insulaire et mondialisée. Cette construction progressive d’une identité qui mêle plusieurs influences, est l’expression de la vitalité des musiques populaires jamaïcaines et sa capacité à se renouveler. Les contradictions inhérentes au concept Reggae Revival traduisent la complexité d’adaptation de la culture jamaïcaine à s’inscrire dans la modernité d’une mondialisation qui lui est imposée, tout en conservant des liens intimes avec son arrière-pays identitaire.
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