Let’s Talk avec China Moses
INTERVIEW. « Artiste en pause et fan de musique en roue libre ». Ainsi se présente China Moses au moment de notre rencontre. China était l’ambassadrice du Nice Jazz Fest cette année. Elle, qui fréquente le festival depuis ses 10 ans et qui y a performé 3 fois, a pour mission de présenter les artistes, et ambiancer la scène Masséna entre les changements de plateaux.
Mais China, en tant qu’artiste de près de 30 ans de carrière, a aussi un regard familier sur le monde de la musique. Chanteuse, auteure-compositrice, productrice, animatrice tv et radio, elle a enregistré avec Karriem Riggins, Lakecia Benjamin, DJ Mehdi (R.I.P 🕊️), Meshell Ndegeocello ou encore GURU. Elle a performé avec Theo Croker, Terence Blanchard, Aloe Blacc. Et partagé la scène avec des légendes comme Roy Hargrove et George Benson, pour ne citer qu’eux. J’en ai donc profité pour questionner sa vision légitime sur le jazz et le hip-hop, et les liens qu’elle entretient avec eux.
Il y a toujours quelqu’un pour dire que c’est pas du jazz! Le jazz est là pour ouvrir les esprits, pour rassembler, pour emmener loin…
China Moses, Nice Jazz Fest, 21 août 2024
Selon toi, quels sont les liens entre le jazz et le hip-hop ?
C’est de la musique noire-américaine, c’est tout. La musicologue américaine Dr. Portia K. Maultsby a fait une sorte de ligne chronologique de la musique noire-américaine qui déroule comment elle s’est développée au fil des années aux États-Unis. C’est très intéressant à regarder comme tableau. C’est très dense. Ça part de l’esclavage jusqu’à aujourd’hui.
Le hip-hop est simplement une évolution naturelle du jazz. Il n’y a même pas besoin d’essayer d’intellectualiser la chose. Le jazz a été créé de toutes pièces, tout comme le hip-hop. Le jazz a été créé à partir des percussions qui ont été ramenées et reconstruites, de mémoire, par les esclaves au Congo Square, à la Nouvelle-Orléans. Au même titre avec les ancêtres du banjo, les ancêtres de tous ces instruments qu’on connaît maintenant.
A l’époque, les esclaves sont obligés d’apprendre la musique européenne pour jouer (ndlr: publiquement). Non pas qu’il n’y avait pas de musique harmonique dans la musique ouest-africaine, il y en avait grave. Mais ils étaient forcés d’apprendre ça. Donc il y a eu un mélange un peu forcé et ça a donné le jazz. La communauté noire-américaine l’a ensuite peaufinée, développée. Elle a défendu le fait qu’il n’y a pas de règles, défendue le fait que c’est une musique vivante et que ça évolue tout le temps.
Et concernant le hip-hop?
Le hip-hop n’est peut-être pas issu directement de l’esclavage, mais c’est une continuation. Ce sont des gens qui n’avaient pas grand-chose. Et tout commence par une fête d’après-école. Le 11 août 1973, un gamin (ndlr : DJ Kool Herc, reconnu comme l’inventeur du hip-hop) organise une fête d’après-école. Il découvre que s’il met des breaks de batterie, un truc à la fois, et bien, ça faisait une chanson continue. C’est tout. C’est juste un testament de l’ingéniosité de l’être humain face à des situations compliquées. Et de la créativité des Noirs américains face à ces situations.
Si on regarde bien, que ce soit le jazz, la salsa, ou d’autres musiques issues de l’esclavage, quand tu suis les bateaux, tu suis les différents courants populaires. Tout simplement.
Ton lien avec le jazz est évident. Mais concernant le hip-hop, quelle place a-t-il dans ta culture musicale ?
Le truc, c’est que le jazz fait partie de la culture noire-américaine. Ce n’est même pas par rapport à ma mère (ndlr : Dee Dee Bridgewater). Je suis musicienne de 4ème génération. Il y avait plein de musiciens dans ma famille. Quasiment comme dans toute famille noire-américaine, il y a toujours une tante au barbecue qui va te saouler avec la musique. Ou te ramener beaucoup de joie. Je dis ça souvent, avec beaucoup d’affection. Mon lien avec la musique tout court est familial et historique.
Par rapport au hip-hop, je suis née en 78. J’ai grandi avec la naissance du hip-hop. Mes oreilles sont tombées amoureuses de cette musique-là. Et puis, je suis tombée amoureuse de la culture hip-hop. J’ai grandi avec. Par contre, j’ai appréhendé ces différents courants de musique noire-américaine dans un pays où ils n’étaient pas natifs. Donc, quand j’étais en vacances familiales ou quand je retournais aux États-Unis, j’essayais d’emmagasiner le plus de connaissances possibles pour les ramener avec moi. Comme une sorte de couverture de confort, quoi.
J’ai la chance que ma mère ait choisi la France comme pays d’accueil pour ma sœur et moi, parce que la France est un des premiers pays à avoir embrassé le hip-hop comme il l’a fait, tu vois. Même aux États-Unis, quand nous, on avait H.I.P.H.O.P (ndlr : émission de télévision créée par Sidney et diffusée sur TF1 en 1984), là-bas, il n’y avait rien de similaire. Donc, j’ai pu entretenir un lien avec la culture hip-hop, peut-être encore plus fort que mes amis américains. Pour eux, ça nécessitait d’avoir un oncle, une tante, un pote ou quelqu’un qui s’intéressait vraiment à ça. Tandis que pour moi, c’était accessible à la télé et c’était normal de voir des gens tourner sur la tête ou de voir les DJs scratcher.
Non, ça ne se standardise pas le jazz en fait!
China Moses, Nice Jazz Fest 21 août 2024
L’intention du Nice Jazz Fest cette année était de témoigner des liens étroits entre le jazz et le hip-hop. Challenge réussi ?
Bien sûr ! Je pense que c’est très réussie. On a du straight-ahead comme Stella Cole (ndlr : en plein soundcheck durant cette interview). Le line up nous propose un rappeur légendaire comme Nas! Il dépasse le hip-hop, en fait. Il est devenu une icône culturelle. On a Dabeull, un groupe de funk français. Ils sont onze sur scène, de vrais nerds musicaux. C’est incroyable ! Tu as Yamê, Jordan Rakei. La programmation est très équilibrée. Ce sont des artistes qui ont un lien avec le jazz, ils aiment ça. Mais ils ne sont pas obligés de faire du straight-ahead swing.
Le jazz est une musique vivante. Il y a toujours ce vieux débat de qu’est-ce qu’est le jazz. Mais il y avait aussi ce vieux débat quand Herbie Hancock a fait « Rockit », quand Patrice Rushen a fait « Forget Me Nots ». Quand Quincy Jones a produit le premier album solo de Michael Jackson. Idem pour Coltrane avec Love Supreme ou Miles Davis qui décide de faire une cover d’une chanson de Disney (ndlr : album Someday My Prince Will Come, 1961).
Il y a toujours quelqu’un pour dire que ce n’est pas du jazz ! A toutes ces personnes-là, je leur rappelle qu’aucun classique jazz ne remporte l’unanimité à sa sortie. Le jazz est là pour ouvrir les esprits, pour rassembler, pour emmener loin, pour être divers, pour être multiforme, intergénérationnel. Et c’est la seule musique où on existe sans âge.
La programmation fait-elle un lien direct entre le jazz et le hip-hop ? Oui. En fait, les gens s’amusent à poser les définitions du jazz, ou à faire la différence entre jazz et hip-hop. Quand je faisais mon album en hommage à Dinah Washington, je disais toujours, c’est très simple, je fais de la musique pop des années 50. Dinah Washington a gagné un Grammy Award pour la meilleure chanson pop avec « What a Difference a Day Makes ». Ce n’était pas jazz, c’était pop. En fait, à l’époque, on considère encore le jazz comme une musique racisée. C’était des race records, ou c’était du Rhythm & Blues. Mais la place du jazz, en général, c’est de créer un espace où tout le monde peut venir comme il est. Et tout le monde peut l’écouter.
Le jazz est en quelque sorte le « safe space » de la musique pour moi.
Je pense que les festivals de jazz partout dans le monde l’envisagent comme ça. Alors il y a des gens qui peuvent décrier qu’il n’y a pas assez de jazz dans les festivals de jazz. Vraiment, vous êtes sûrs ? Parce qu’il y en a beaucoup, en fait! Il y a beaucoup d’artistes qui ne font peut-être pas du « straight ahead » jazz, des années 40, 50, ou 60. Mais il y a beaucoup d’enfants qui ont fait le conservatoire de jazz. Ils savent tous qui est Ella Fitzgerald ou Duke Ellington. Et il y a quand même une connaissance et un respect pour ce travail.
Je fais certainement râler les gens qui essaient de conserver une certaine image du jazz. Mais, c’est aux antipodes de mon éducation. Non, ça ne se standardise pas, en fait, le jazz!
Quelles sont tes rèfs où l’alliance entre le jazz et le hip-hop sont comme une évidence ?
N’importe quel album de A Tribe Called Quest, Native Tongues, quoi ! Après, je déteste choisir… Par contre, il y a des choses intéressantes. Je pense au nouvel album de Jay Swiss, ou au poète Joél Leon, qui mêle hip-hop et free. Ben, l’album de Butcher Brown, avec un hommage à Biggie Smalls, très hip-hop et jazz aussi. Après, je suis fan absolue de Rapsody, son album est mortel. Et puis No More Water : The Gospel of James Baldwin, l’album de Meshell Ndegeocello ! C’est un album hip-hop.
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